Cour de l'Excellence

- Mais songez, Monsieur, que si la voix du peuple gronde au-dehors, c'est parce qu'il a ses raisons... Il faut comprendre cette fureur qui les poussent. Ils travaillent toute la sainte journée, un labeur dur qui met à mal le corps, et rentrent le soir les mains vides, le cœur déchiré devant la marmaille d'enfants au ventre creux... Si accablés d'impôts qu'en cas de mauvais temps et donc de mauvaise récolte, ils n'ont aucun revenu, rien, même pas de quoi s'offrir quelque maigre pitance. Et d'impôts, nous nobles, et le clergé, nous n'avons pas !

Elle le fixa droit dans les yeux, puis repris.

- Leur seule richesse est la liberté... Mais est-ce vraiment une richesse quand on est si affamé qu'on ne peut en jouir vraiment ?

-Peut-être que je ne suis pas affamé, mais moi, je souffre de solitude. Dans cette Cour, je n'ai que des serviteurs ou des ennemis. Personne à qui je pourrais me confier...

De sa main gantée de cuir, il désigna l'entrée de Versailles, la mine triste.

-Ecoutez moi cette haine ! Ils veulent ma tête !

Il devint encore plus triste.

-Et ils l'auront...Leur haine est une tempête, agitée par des vents mauvais, transportée par des vagues puissantes...Et que sont ces vents et ces vagues, je vous le demande ? Eh bien, c'est simple, ce sont tous les traîtres de la Cour, tous les participants à la Fronde dont le seul but est de me voir étendu, par terre, en sang...

Le Roi eut un rire jaune.

-On dit partout que le Royaume Français possède la Cour la plus brillante, le Roi le plus puissant, le Peuple le plus fidèle, les révoltes les plus rares...Si ceux qui ont dit ça les premiers voyaient le Royaume actuellement, ils s'enfuiraient. Partout autour du Roi, ce ne sont qu'histoires de haine, enfance gâchée, manque social... La Cour est constituée de traîtres, les Ministres sont eux aussi agités par de sombres intentions...Tout ces gens ne devraient pas m'en vouloir à moi.

Il hésita, avant d'ajouter, doucement.

-Mais je les comprends. Je suis moi aussi de leur côté. Mes ancêtres, si magnifiques, d'après les récits, ont confié à leur descendance un monde bien parti...Mais toute cette descendance, avant d'arriver à ma branche, a gâché cette chance. De Royaume fructueux, nous sommes passés à Royaume triste et misérable...Le blason est souillé...Mais je ne me laisserais pas vaincre...Sans me battre. Même les personnes que j'ai pu aimer, telles ma mère et son ami, le Cardinal, ne m'ont aimé que par désir du pouvoir...Je donnerais ma couronne à n'importe qui, prêt à relever ce défi qu'est le reconstruction du Royaume...

Il eut un vague sourire.

-Je voudrais que les campagnes résonnent de leur joie de vivre, de leur sérénité, de leur fraternité, jusqu'ici, à Versailles...Mais c'est impossible. Je le sais bien...C'est un rêve. Rien de plus...Je crains être le monarque le plus inutile jamais nommé...

Elle fut émue par son discours. Alors c'était lui, ce roi qu'on lui avait décrit comme impitoyable, dur, avec un cœur de pierre, qui ne songeait qu'à sa propre personne, gaspillait sans compter, ne se souciait que des belles femmes et de la bonne chère ?! Ce monarque qui ne se préoccupait que bien peu des intérêts du tiers-état ? Ce dévot qui se croyait médiateur entre les pauvres mortels et Dieu ? N'avait-elle été qu'un pion dans l’échiquier du pouvoir et de la convoitise ?! Elle se sentait d'un coup trahie, manipulée. Qui croire, qui écouter ? A qui confier ses doutes ?

- Votre Majesté, ne dites pas cela... Ce n'est pas une simple utopie. Il ne tient qu'à vous d'agir et de les sauver ! dit-elle, emportée par l'enthousiasme.

Comme le désarroi du monarque la touchait ! Elle devinait sous ses traits le fantôme d'un petit garçon effrayé par la Fronde qui avait appris à ne faire confiance qu'à lui-même pour survivre.

- Allez au devant de la foule, sur le grand balcon. Parlez-leur, rassurez-les, montrez votre bonté pour eux, dépêchez des fonds pour faire baisser le prix de la farine, faites en venir d'Espagne, que sais-je, donnez-leur au moins de quoi manger, de quoi vivre. Soyez plus proche d'eux ! De plus, votre pyramide inversée ne fonctionne plus et est pétrie d'injustices : imposez aux nobles aussi des impôts ! Et le clergé, qui comptabilise à lui seul bien plus de richesses que votre palais ne peut en contenir... Et vos ministres ont trop de pouvoir : diminuez leur pouvoir, et n'en gardez qu'un seul, le plus sage, le plus fidèle, celui qui saura vous conseiller... en espérant qu'il existe. Ce Colbert par exemple ?

Elle ne savait plus que dire.

- Certes, ils veulent votre tête, mais si vous améliorez un tant soi peu leur triste sort, ils vous baiseront les pieds, fit-elle avec une note d'humour (noir ?).

Elle termina doucement, pensant au regard qu'il avait lancé à Athénaïs un peu plus tôt :

- Quand à la confidence, si vous vous mariiez....

Le Roi fut surpris par ce soutien inopiné...
D'un seul coup, l'espoir apparut dans ses yeux...
Tout semblait si simple, en parole...

-Sur le Grand Balcon ? Certaines de ces gens sont équipées d'arc et désireuses de ma mort...Comme si, avec La Fronde, ça n'avait pas suffi. Des fonds ?

Il s'éclaircit la voix, et appela l'un de ses ministres.

-Sir de Colbert, je vous ordonne formellement d'aller chez tous les profiteurs de la Cour, ces soit-disants nobles, et de ramener tout leur fond, sauf une petite part de leur fortune, afin d'assurer leur survie. Pour le clergé, ils vivent déjà aux dépens du Royaume. Prenez-leur tout. Au nom du Roi.

Il se ré-éclaircit la gorge.

-Colbert, vous êtes désormais mon Premier Ministre, mais également le seul. Allez-y.

Il se retourna vers la princesse.

-Hmm...Mademoiselle ? Je ne tient point à me marier. Pas pour l'instant.

Elle le regarda avec de grands yeux, interdite. Ainsi il avait écouté ce qu'elle avait dit, elle, la petite couturière qui n'avait pour seules armes que ses mots et ses yeux purs ?

- Sire, je suis flattée : vous avez pris mes dires pour paroles de sage. Mais méfiez-vous, car les nobles ont plus de moyen que le peuple pour se rebeller...

Que faire à présent ? Elle ne pouvait tuer de sa main cet homme qui se révélait être bon. Elle décida de continuer le jeu. Il avait piqué sa curiosité. Elle s'éclaircit la voix, gênée. Pourquoi avait-elle parlé de femme ?

- Quand à mes derniers mots, j'ai dit cela car, à mon humble avis, l'amour donne des ailes et rend plus fort. Il sait réconforter les cœurs les plus solitaires par sa tendresse. Quand on choisit avec soin la personne digne de ses dons, évidemment. Il ne s'agit pas de s'égarer sur la carte du Tendre !

Elle sourit gentiment.

Le Roi regarda, amusé, la mine surprise et joyeuse de la princesse.

-J'ai pris vos paroles pour sages car vous me semblez digne de confiance. Et ce que vous me proposiez était une merveilleuse idée. Mais je doute que cela stoppe la révolte. Comme vous l'avez dit, les nobles, eux, sont plus vicieux que n'importe quel personne du peuple. Il faut stopper leurs infamies.

Il sembla réfléchir, et ouvrit un sourire grand comme les Jardins.

-Je crois que j'ai une idée. Mais je doute que tout le monde l'accepte. Ecoutez-moi, ce n'est qu'une idée, bien vous en ait le droit de la refuser.

Il cueilli un coquelicot au hasard, l'écrasa à l'aide de ses mains, et se déposa la substance rouge obtenue sur chacun des doigts. Le monarque étala ensuite la mixture sur son visage.
On aurait dit qu'il était ensanglanté.

-Dites-moi, ai-je l'air blessé ?

Elle éprouva un pincement au cœur quand il lui dit qu'elle était digne de confiance. Ah si seulement... Mais elle comptait bien profiter de l'instant. Elle aurait tout le temps de songer à ses compatriotes révoltés durant la nuit, qui promettait d'être courte, l'insomnie guettant. Quand le roi écrasa les coquelicot pour s'en peinturlurer, comme un enfant qui se grime en indigène, elle se mit à rire et parut bien jeune dans cet éclat, plus adolescente que femme.

- De loin, cela fonctionnerait. Dites-moi où vous voulez en venir !

-Je vais faire semblant d'être mort.

Sans attendre une réaction particulière, le roi enchaîna, rapidement.

-Si cela ne vous dérange pas, vous feriez la coupable idéale. je demanderais cependant à ce qu'il ne vous arrive rien dans une dernière lettre.

Le monarque étincelant avait pensé à tout ce qui aurait pu arriver.

-Je me déguiserai, pour voir qui est fidèle et qui ne l'est pas. C'est la seule solution envisageable.

Elle, la coupable idéale ? Il ne croyait pas si bien dire...Comme elle s'en voulait ! Dire qu'elle avait tenté d'attenter à ses jours...

- Et bien soit. Je sens que vous allez démasquer beaucoup d'hypocrites et d'intéressés... Mais, si cela ne vous dérange pas, j'aimerais éviter l'obscurité d'un cachot.

Elle lui fit un grand sourire, impressionnée par sa ressource. Il ne s'avouerait plus vaincu maintenant ! Elle balaya d'un geste le souvenir de sa mère au visage émacié, de son corps efflanqué. Plus tard.

Le roi fut ravi qu'elle accepte son plan.
Il fit un sourire encore plus radieux que d'habitude.

-Parfait. Non, ne vous inquiétez pas, je noterais que vous n'êtes pas coupables...Que je suspecte déjà quelqu'un...Un révolutionnaire... J'ai entendu son nom, il veut me piéger. Je ne le communiquerais pas. Cela peut paraître cruel...Mais je vous connaît plus que cet énergumène. Quitte à ce que quelqu'un paie, autant que ce soit pour cela.

Il lui fit un léger sourire, honteux de sa ruse.

Tout ce précipita dans la tête de Louise. Le roi venait de mettre en sérieux péril sa philosophie du "vivre au jour le jour", en proposant de rejeter l'opprobre sur un révolutionnaire... Et donc un de ses alliés. Elle ne pouvait continuer ce double jeu aveuglément, il fallait désormais qu'elle choisisse son camp. Royaliste ou révolutionnaire ? Rejoindre les partisans de la monarchie revenait à cracher sur la sépulture à la terre encore fraichement retournée sous laquelle reposaient ses parents. Mais choisir la révolte mettraient ses jours en danger...ainsi que ceux du roi, qu'elle appréciait de plus en plus en le découvrant. Elle fonça tête baissée, comme à son habitude, en tâchant de ne pas dévoiler son tourment intérieur.

- Comment se nomme ce félon ? questionna-t-elle, ingénue.

(Désolée pas possible de mettre les pensées en italique sur mon portable)

Le roi vit l'inquiétude passer sur le visage de la jeune femme.
Il hésita à répondre la vérité, car il voyait qu'elle cachait quelque chose.

-Qu'importe ?

- Bien peu. Il s'agissait là d'une simple curiosité de ma part à laquelle vous n'étiez point forcé de répondre...

Elle ressortit l'éventail d'une poche cachée entre les plis de sa robe et le déplia délicatement, se donnant ainsi une contenance.

- ...à moins que vous ne me fassiez confiance ? risqua-t-elle.

Le roi sourit, et atteint son record de sourire en une seule journée.

-Disons qu'à la Cour, il n'y a que traître.

Il sembla triste et en colère à la fois et ajouta.

-Qui me dit que vous ne faites pas partie de ces bas gens ?

- Si j'avais été une parjure, ma lame aurait depuis bien longtemps fauché votre vie... souffla-t-elle.

Devant ses yeux limpides, l'éventail dansait toujours.

- Si je puis me permettre, quand mettons-nous votre projet à exécution ? Et quel sera mon rôle dans cette intrigue ?

Il fallait qu'il la croit. Insensiblement, elle accéléra le pas. La volonté qui l'animait un peu plus tôt et le goût du risque qui avait toujours été le sien reprenaient peu à peu le contrôle de son esprit.

-Veuillez m'excuser, mais je crains que vous n'ayez eu aucune occasion de me tuer. Les gardes sont partout.

L'éventail faisait de l'air, ce qui était agréable, cause de la chaleur.

-Eh bien...Maintenant ?

- Le bal de ce soir sera un excellent endroit pour ce subterfuge...

Elle rangea l'éventail dans un claquement sec. Elle allait devoir choisir son camp .. Si cela n'était pas déjà fait.

- ...mais j'aimerais savoir quel sera mon rôle dans cette intrigue.

-Je vous rejoins là-dessus. Mais il faudra trouver quelque chose pour divertir les personnes présentes dans la salle lorsque je devrais me maquiller de coquelicot.

Il toussota.

-Pardon. Je disais donc...Hem...Votre rôle ? Votre unique mission sera de ne rien dévoiler. Rien de plus.

Elle réprima un sourire en voyant le roi s'égarer dans ses propos.

- Fort bien. Monseigneur,il va être temps pour moi de m'éclipser. Tenez-moi au courant pour la diversion.

Elle s'inclina, puis s'éloigna dans la direction opposée. Dès qu'elle fut à l'abri des regards indiscrets, elle ôta la perruque qui pesait sur sa tête, laissant ses cheveux retrouver leur liberté. De l'eau d'un bassin elle lava son visage et le masque de poudre blanche qui le recouvrait. Puis elle rejoignit les communs où elle ôta la robe trop encombrante à son goût. Cachée sous une mante noire, elle quitta Versailles à bride abattue.

Louise observait en silence le théâtre mondain qui se jouait dans la grande salle. Tout le monde avait revêtu ses plus atours : tissus damassés, mousselines, taffetas, pierreries, pretintailles, galants... Cette soirée n'était que luxe, faste et oisiveté tandis que la musique étouffaient les cris des révolutionnaires affamés au-dehors. Elle-même portait une sublime robe couleur de jais ornée d'une traîne de cinq aunes comme il se le devait pour une princesse de sang. Combien de nuits avait-elle passées à coudre cette tenue à la lueur d'une bougie, s'usant les yeux et se piquant les doigts, oubliant la douleur en songeant à sa vengeance future, en rêvant d'un sol souillé de sang prétendument "bleu"...
Un loup noir à l'ornementation délicate cachait en grande partie son visage, dévoilant juste ses joues et sa bouche fardées de rouge. Ses yeux clairs luisaient. Peur, excitation ? Elle ne le savait.

Elle jeta un regard discret vers la fenêtre la plus proche : à côté du rideau, tapi dans l'ombre d'un pilier, se cachait Guillaume. Déguisé en valet, il était en fait anti-monarchiste. De même, Clothilde, "dame de compagnie", la suivait comme son ombre, s'effaçant discrètement dès qu'il le fallait. La salle était en réalité truffée d'espions révolutionnaires, profitant du bal masqué pour s'introduire parmi leurs ennemis.

Le Roi ne s'amusait pas, comme toujours. Il était entouré de deux gardes et de trois ministres. Ces derniers ne faisaient que parler entre eux, et cela rendait la discussion inintéressante.
Le monarque aperçut soudain la princesse étrangère.
Il s'approcha d'elle.

-Tout se passe bien ?

Elle oublia de faire une révérence, surprise.

- Tout est pour le mieux Sire... Vous m'avez reconnue malgré le masque ?

Athenaïs, habituellement, ne participait pas a ce genre d’événement, seule sa mère s'y rendait. Elle était habillée d'une robe de sa mère, vieille robe bordeaux dentelée de noir. Elle restait dans un coin, à attendre.

-Je vous ai reconnu à cause de votre collier.